L’appropriation d’une maladie chronique

Les progrès de la médecine permettent de retarder l’aggravation de nombreuses maladies et d’en atténuer les symptômes (OMS, 2006). Ces maladies non guérissables deviennent par définition chroniques. Leur présence augmente avec l’avancée en âge et les dépistages de plus en plus précoces. L’objectif pour les patients n’est plus d’établir à court terme un «projet de mort» mais des projets de vie, des projets visant à améliorer au maximum leur santé et leur qualité de vie. Un travail sur soi, et un ajustement psychologique (De Ridder et al., 2008) sont indispensables pour pouvoir vivre le mieux possible avec une maladie chronique, c’est le processus d’appropriation. Il correspond à «une stratégie active qui va être un préalable au changement de comportement pour mieux vivre avec la maladie» (Ninot et Roche, 2009).

Les 6 phases d’appropriation d’une maladie chronique

L’appropriation d’une maladie chronique comporte 6 phases. Ces phases varient en durée et en intensité selon les personnes et leur contexte de vie.

Phase 1: Le déni des signes d’une maladie chronique

La phase de déni des signes d’une maladie chronique correspond à une stratégie psychologique défensive qui vise à minimiser l’impact d’un problème de santé. La personne et son entourage ne s’attachent pas à comprendre la véritable signification du problème qui se manifeste par de petites gênes du quotidien, par une douleur de faible intensité, par une fatigue persistante, par une difficulté de concentration, par un comportement inadapté. Chacun se raccroche à l’idée d’une récupération totale après éventuellement un peu de repos. La personne évite d’y penser consciemment ou inconsciemment. Elle minimise sa gêne ponctuelle («je suis sûr que cela va passer») et y trouve des explications toutes faites («c’est l’âge», «c’est à cause d’une surcharge de travail», «les enfants sont difficiles en ce moment», «j’ai trouvé une explication sur Internet, c’est à cause d’un virus»…). L’entourage relativise la gravité des signes. «Mes amis pensent que j’en rajoute, ils ont sûrement raison». Ne sachant, ni ne pouvant, maîtriser le déclenchement des symptômes, des stratégies d’évitement sont activées. Le diagnostic est ainsi retardé, la maladie s’aggrave insidieusement. Une étude (Gouzi et al., 2012) montre que ce délais entre les premiers signes de la maladie et le moment du diagnostic peut atteindre 10 ans dans une maladie chronique comme la Broncho-Pneumopathie Chronique Obstructive (BPCO).

Phase 2: L’inquiétude (ou le stress) liée aux signes d’une maladie chronique

La phase d’inquiétude liée aux symptômes (ou de stress) correspond à la peur du déclenchement des symptômes devenus plus intenses, fréquents et/ou durables. L’inquiétude est provoquée par ses situations plus handicapantes dans la vie quotidienne que lors des premières manifestations. Concrètement, l’entourage peut constater des réactions émotionnelles disproportionnées. L’incertitude causée par la situation sera un moteur essentiel de la consultation médicale.

Phase 3: Le choc de l’annonce d’une maladie chronique

La phase de choc suit l’annonce du diagnostic d’une maladie chronique. Elle présente un caractère soudain, une césure scindant la vie d’avant (« normal ») et la vie d’après (« malade »). Elle est souvent renforcée par le souvenir traumatisant d’une hospitalisation récente. Le patient et sa famille ne sont pas en mesure de comprendre le diagnostic et ses jargons médicaux et bio-technoloqiques si abstraits  (Sicard, 2002). Aborder d’emblée le pronostic avec ses multiples facteurs en jeu (traitements, soins, facteurs de risque, facteurs de protection en jeu) sont sources d’anxiété et de malentendus.

La manière d’annoncer la maladie et ses implications par le médecin va conditionner la vitesse d’appropriation de la maladie chronique. Une annonce avec des termes vagues ou simplistes sera un facteur d’allongement de cette phase. Plus le patient se sentira détaché de la situation, plus il se placera dans une position de spectateur de ce qui lui arrive, plus cette phase de choc suivante sera longue.

Phase 4: La dénégation de la maladie

La phase de dénégation de la maladie chronique constitue une stratégie défensive visant à éviter l’anxiété provoquée par la non réversibilité de la situation et les changements exigés de mode de vie. La personne minimise la maladie pourtant objectivée par des mesures physiologiques. Elle refuse volontairement d’en comprendre les conséquences sur sa vie future en pensant n’être véritablement malade que par moment. Elle n’est pas disposée à tout entendre sur l’irréversibilité de sa situation et sur les conséquences familiales et professionnelles. Elle se raccroche à l’idée d’une possible guérison. Elle accuse d’autres agents responsables de sa maladie. L’isolement social, le repli sur soi, le refus des soins et l’agression (verbale ou non verbale) sont des modes courant d’expression. Cette période est propice au cercle vicieux du déconditionnement.

Phase 5: L’anxiété liée à la maladie

La phase d’anxiété liée à la maladie chronique est consacrée aux conséquences de la maladie et aux conditions d’ajustement facilitant le bien-être. Le patient se rend compte des retentissements systémiques de la maladie. La répétition des exacerbations et la limitation des activités procurant du plaisir conduisent à une réelle prise de conscience de la situation. Le malade souhaite y remédier au mieux par l’élaboration avec les professionnels de santé d’un programme de soin. Cette attitude fait renaître l’espoir de nouveaux projets de vie. Les conditions sont réunies pour débuter un changement comportemental et basculer vers l’appropriation.

Phase 6: La dépression mineure liée à la maladie

La phase de dépression mineure liée à la maladie chronique représente une période passagère d’abandon, de renoncement. Il s’agit d’une étape de remise en question et de désespoir qui se caractérise par un pessimisme important, des sentiments de tristesse et une faible estime de soi. La personne se demande à quoi servent tous les efforts consentis face une maladie qui gagne du terrain. Elle ne se sent plus appartenir au monde des «valides». Cette impression est accentuée par le regard des autres, assimilant difficultés à totale invalidé. Le statut de «malade» prend le pas sur la personne.

Appropriation

Modèle intégrée de l’appropriation d’une maladie chronique

Entre deux attracteurs, l’appropriation et la résignation

Dès la troisième phase, le patient peut basculer dans l’appropriation ou la résignation. Cette bascule peut se faire à chaque phase suivante sans être définitive. La phase d’appropriation correspond à une réorganisation psychique: il y a prise de conscience qu’il faut faire face à la maladie et à ses contraintes en essayant toutefois d’en limiter les conséquences sur la vie quotidienne. La perte irréversible, partielle ou complète, d’une structure et/ou fonction – si insoutenable lors de l’annonce du diagnostic – est désormais évoquée avec moins de souffrance. La personne aborde avec moins d’émotion les véritables causes de sa maladie. Elle plaisante, refuse de s’apitoyer sur son sort, apprend à vivre avec sa maladie, la fait sienne. Une nouvelle identité commence à se construire, qui se concrétisera au fur et à mesure que la personne s’épanouit dans différents projets et/ou qu’elle met en valeur son corps par le renforcement de ses capacités motrices, la maîtrise de ses symptômes (situation de routine ou d’urgence). Certains gains à sa situation apparaissent (place de parking…). Cette nouvelle hiérarchisation de valeurs témoigne que la vie «reprend le dessus». Ce processus modifie la relation aux autres. Le fait d’avoir approché la mort de si près lors d’une exacerbation et d’avoir eu le courage de surpasser cette épreuve rend digne, mieux attentif aux moindres indices de vie, humble, généreux, tolérant et davantage sensible à la souffrance humaine. Ce processus transforme la manière d’appréhender l’existence. La personne peut apprécier davantage sa vie intérieure et s’ouvrir aux autres. Le «carpe diem» devient un véritable leitmotiv. S’approprier la maladie, c’est aussi s’aimer. Métaphoriquement, l’appropriation permet de flotter, de rester émergé, quelles que soient les conditions de mer. La maladie chronique s’inscrit alors dans une sorte d’échange: un don reçu qu’il faut savoir rendre en bonifiant l’existence restante. C’est alors la voie d’une métamorphose et d’une nouvelle vie. Elle interroge sur l’hygiène de vie, les relations, les loisirs, les moments de détente, les habitudes alimentaires, les pratiques physiques, la sexualité, l’intérêt spirituel. Cette appropriation va ainsi améliorer l’adhésion à la poursuite de la réhabilitation et l’observance médicamenteuse.

A l’inverse, la résignation correspond à un laisser-aller, à un fatalisme. Elle encourage les comportements à risque comme le tabagisme, l’alcoolisme, le refus de soin, la non-observance au traitement prescrit, l’opposition aux professionnels de santé… Elle constitue le terreau de nouvelles maladies. Ces patients vivent chaque instant comme leur denier jour et laissent faire le destin. Ils s’isolent de leurs proches. Ils se laissent aller à des conduites morbides aggravant leur maladie, constituant une sorte de provocation à la mort, qui débouche parfois même sur un suicide. Métaphoriquement, le patient se sent submergé par les éléments.

Jamais définitive

L’appropriation ou la résignation ne sont pas définitives. Elle s’apparente au processus de résilience (Cyrulnik et Jorland, 2012). Des périodes de doute, de crises, de complications médicales, d’exacerbation peuvent amener une personne atteinte d’une maladie chronique à revenir à la phase où elle était auparavant, ou à la phase directement plus basse dans ce processus. Des circonstances familiales ou professionnelles comme la rupture avec le conjoint ou la retraite professionnelle forcée peuvent remettre en question le fragile équilibre et contribuer au remaniement psychologique. L’instabilité psychologique ne peut être totalement lissée dans la maladie chronique (Ninot et al., 2010).


Le message pour les patients

Parler de «deuil» ou «d’acceptation» à propos d’une maladie chronique est la conséquence d’un amalgame avec la fin de vie ou une maladie aiguë. La notion d’appropriation est une démarche psychologique active de changement. La qualité de vie en est une mesure indirecte. Une bonne qualité de vie traduira comment le patient a appris à vivre avec sa maladie chronique, comment il se l’approprie telle une part de sa personne. Il aura compris la nécessité de l’observance aux soins, créé les conditions d’une relation de confiance avec l’équipe thérapeutique, capable d’engager sa propre responsabilité dans le contrôle de son état de santé.

Le message pour les professionnels de santé

Une théorie largement répandue dans la pratique clinique pour décrire le processus psychologique d’acceptation de la maladie est celle de Kubler-Ross (1976). Elle distingue 6 phases consécutives censées caractériser le processus de deuil d’un patient atteint par une maladie chronique. Selon cette théorie dérivée des travaux freudiens sur la perte, le deuil et la mélancolie, le patient traverse successivement une période de choc, de déni, de révolte, de marchandage, de dépression et, enfin d’acceptation de la maladie. Cette théorie a avait établie en cancérologie dans les années 1970 où le soin était surtout palliatif, comme l’annonce le titre de l’ouvrage de Kubler-Ross, «Les derniers instants de la vie». Faute de solution thérapeutique permettant de limiter la rapide évolution de la maladie, l’objectif du patient était à court terme d’accepter la mort plutôt que de permettre au patient d’élaborer son projet de vie sur le moyen terme. Le modèle de Kubler-Ross (1976) ne s’applique donc pas à la plupart des maladies chroniques de l’adulte. Il ne peut pas servir de modèle clinique pour la réhabilitation qui envisage le sujet dans sa globalité, ses projets singuliers, son milieu de vie et la chronicité de sa maladie. La notion d’appropriation relève de la maladie chronique là où celle d’acceptation correspond à la mort, au processus de deuil.

Le message pour les chercheurs

La compréhension des déterminants de l’appropriation d’une maladie chronique est indispensable pour pouvoir choisir les stratégies thérapeutiques et préventives les plus appropriées.

Le message pour les décideurs

L’appropriation psychologique d’une maladie chronique est centrale. Elle va traduit une capacité de la personne à bien vivre avec une maladie chronique. Elle en fait une alliée au quotidien.


Références

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